Quels sont les effets des mesures de distanciation sur le développement des tout-petits?
Les mesures sanitaires imposées par la COVID-19 nécessitent toutes sortes d’efforts d’adaptation pour le personnel en milieu de garde et des écoles. Mais auront-elles des conséquences sur le développement des enfants?
Après des mesures très restrictives imposées lors de la première vague, la rentrée dans les garderies, centres de la petite enfance et écoles s’est faite sous le signe de la prudence. Distance de deux mètres entre les adultes et entre les adultes et les enfants, respect de la bulle de chaque groupe, port du masque et de la visière pour le personnel et mesures de nettoyage accentuées sont en vigueur. Pour minimiser les contacts, l'accès des parents est aussi contrôlé à l'arrivée et au départ.
Même si la recherche ne peut encore mesurer les effets de telles mesures sur le développement des enfants de 0 à 5 ans, les spécialistes sont aux aguets. L’équipe de l’Observatoire a fait le point avec des spécialistes du développement de l’enfant.
- Nathalie Bigras est professeure au département de didactique de l’UQAM, et directrice scientifique de l’équipe Qualité des contextes éducatifs de la petite enfance. Elle se spécialise dans l’étude des effets des services de garde sur le développement de l’enfant.
- Marie-Ève Larouche est directrice adjointe à la pédagogie au CPE La Courtepointe, à Québec.
- Christa Japel est psychologue du développement et professeure régulière au département d’éducation et formation spécialisées de l’UQAM. Elle s’intéresse aux milieux ayant un impact sur le développement psychosocial et cognitif des jeunes enfants, en particulier le contexte familial et les services de garde.
- Marta Leskiewicz est orthophoniste travaillant en pédiatrie depuis 2003 dans le secteur public.
- Caroline Bouchard est professeure à la Faculté des sciences de l’éducation de à l’Université Laval. Psychologue et ancienne éducatrice en CPE, elle s’intéresse notamment au développement global des enfants de 0 à 5 ans.
Selon Nathalie Bigras, les mesures entraînent des contraintes à différents moments de la journée. « Un des enjeux se situe autour de l’arrivée et du départ des parents, donc de la transition entre la famille et le milieu de garde. Certains enfants en adaptation ou en situation difficile pourraient avoir besoin que leurs parents entrent dans le local, ce qui est impossible en ce moment. Ça pourrait avoir un effet sur le plan socioémotionnel. Le manque de contact avec les parents et le masque peut aussi nuire à la qualité de la relation entre le parent et les éducatrices. On a aussi remarqué que si chez la plupart des enfants la transition se passe bien, il y avait eu beaucoup de pleurs chez les bébés, nouvellement arrivés. L’adaptation semble avoir été plus lente et difficile à vivre. Finalement, l’application des mesures dans la journée peut rendre le moment du repas un peu moins agréable, comme les éducatrices ne peuvent manger à la même table. »
Pour Marie-Ève Larouche, directrice adjointe à la pédagogie d’un CPE de Québec, leur principal défi est de pouvoir communiquer avec les enfants qui ont des problèmes de surdité. « Les masques autorisés avec fenêtre de plastique sont très dispendieux. Notre CPE a aussi investi dans l’achat de lunettes plutôt que des visières, qui rendaient la communication difficile. Aussi avec le froid, le port du masque est plus difficile à l’extérieur. Les masques deviennent mouillés, ça gèle… »
Pour Marta Leskiewicz, orthophoniste, les enfants, à sa grande surprise, réagissent très peu au port du masque. « Je pensais que ça brimerait mes interventions en orthophonie, mais pas du tout. C’est un peu plus difficile à la première rencontre, mais quand le lien est établi, la confiance s’installe rapidement. Là où c’est plus ardu, c’est lorsqu’on doit travailler la prononciation. »
Selon Christa Japel, professeure régulière au département d’éducation et formation spécialisées de l’UQAM, ce sont les recherches à long terme qui montreront les effets sur le développement de l’enfant. « En ce qui concerne la santé physique, les mesures ont l’avantage d’assurer de bonnes mesures d’hygiène, un point faible d’habitude dans les services de garde. Pour le bien-être, j’apporterais un bémol : les contacts limités par le respect des bulles pourraient entraîner de la frustration pour les enfants, qui ne peuvent pas jouer avec leurs amis dans d’autres groupes. C’est en milieu de garde que les compétences sociales se développent, et les relations avec les pairs et l’éducatrice sont très importantes. Mais plusieurs capacités se développent à la maison, comme les habiletés communicationnelles. De plus, les éducatrices bien formées sauront gérer et comprendre les comportements anxieux ou sentiments de tristesse des enfants, qui sont en période de développement de leur maturité affective. Mais ça amène bien sûr un défi supplémentaire pour elles. »
Nathalie Bigras souligne que l’un des aspects qui pourrait être touché à long terme est le développement du langage. « Le masque empêche de lire l’expression du visage et de stimuler le langage, surtout pour les enfants qui ont des difficultés langagières. ». En ayant moins de capacité à comprendre certains concepts, ceci pourrait nuire à leur capacité à faire des liens, et donc au développement cognitif, selon la spécialiste.
Les moins de deux ans sont les plus affectés par le masque, comme ils sont en pleine acquisition du langage et qu’ils vivent toutes sortes d’étapes développementales d’affirmation. Toutefois, on me disait être surpris à quel point les enfants saisissent les nuances et les expressions, malgré le masque.
- Nathalie Bigras
« Le masque pourrait avoir un impact sur le développement langagier des moins de 2 ans, surtout lorsque la langue parlée à la maison est différente de celle à la garderie, renchérit Marta Leskiewicz. Si la seule exposition au français, par exemple, se fait à la garderie, et donc avec un masque, ça pourrait avoir un impact sur l’acquisition du vocabulaire et de la prononciation. Les enfants de cet âge sont dans une période de développement du langage rapide. Le port du masque pourrait donc avoir un impact, surtout chez les enfants sous-stimulés. »
Tout dépend de la durée de toutes ces mesures. Les mesures créent une certaine barrière, et pourraient peut-être affecter les compétences sociales. Je ne crois cependant pas que celles-ci vont affecter la santé physique, le bien-être ou la maturité affective. Le lien avec l’éducatrice est encore là. - Marie-Ève Larouche, du CPE La Courtepointe.
Selon Nathalie Bigras, « les enfants qui ont des besoins particuliers sont plus susceptibles de réagir fortement à des changements ; ça peut donc devenir un irritant supplémentaire pour eux. »
«Pour les enfants ayant un trouble du spectre de l’autisme, ce sera plus difficile», s’inquiète Marta Leskiewicz. Ceux-ci ont moins tendance à regarder nos visages, et lorsqu'ils le font, auront accès à moins d'information à cause du masque (mouvement des lèvres, expressions). Ça demande également plus d'efforts de la part des intervenants pour compenser la perte d'information.»
Aux yeux de Caroline Bouchard, professeure du département d’études sur l’enseignement et l’apprentissage à l’Université Laval et spécialiste du développement de l’enfant, la COVID devient un facteur de risque. «Plus un enfant cumule des facteurs de risque, plus son développement est touché. Au-delà des mesures sanitaires, le contexte de la pandémie amène différents stresseurs pour les parents: perte d’emploi, anxiété, etc. Il faut aussi permettre aux enfants d’interagir entre eux pour qu’ils aient une vie la plus près de celle qu’ils ont connue avant la pandémie. Les interactions sociales entre pairs sont importantes pour le développement de l’enfant.
Avec la charge de travail et la charge mentale que portent sur leurs épaules celles qui s’occupent de nos tout-petits, le milieu craint l’épuisement professionnel. Les intervenantes soulignent l’importance de donner des pauses à un milieu déjà en pénurie de main-d’œuvre, alors qu’on voit plutôt des horaires allongés par les tâches de nettoyage et le respect des bulles.
Rappelons que 75% des répondants à un récent sondage, réalisé auprès de 501 parents de tout-petits âgés de 0 à 5 ans, ont affirmé avoir davantage de temps à accorder à leur enfant. À condition qu'il soit de qualité, le temps que le parent passe avec son enfant favorise la création d’un lien d’attachement sécurisant, qui est essentiel pour le développement et l’estime de soi de l’enfant. Ceci pourrait venir mitiger les risques liés aux mesures de distanciation en place dans les services éducatifs à la petite enfance. Pour que le temps passé à la maison soit le plus bénéfique possible, il nous faut tout mettre en œuvre pour diminuer la pression au sein des familles, en particulier chez celles qui vivent dans les conditions les plus vulnérables.
En tant que société, nous nous devons aussi de tous respecter les mesures sanitaires pour ralentir la pandémie, tout en essayant de limiter le plus possible les effets de celles-ci sur les enfants.
Les expertes consultées proposent également quelques pistes de solutions pour éliminer au mieux les effets collatéraux des mesures sanitaires:
- Favoriser un climat de groupe positif et être sensible aux réactions et aux changements d'humeurs des enfants;
- Miser sur les routines, qui deviennent encore plus importantes et sécurisent les enfants;
- D'autres activités concrètes peuvent aider, notamment pour aider les enfants à mieux gérer leurs émotions, comme souffler des bulles, faire de la pâte à modeler;
- Jouer dehors le plus possible, où les risques de contamination sont moins élevés. Les sorties extérieures peuvent aussi diminuer le stress des éducatrices et par ricochet, des enfants.
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Surveiller que les enfants continuent de progresser dans leur développement. S'il y a arrêt dans le progrès ou perte d'acquis, consulter rapidement.
- Restreindre les heures d'ouverture* ;
- Offrir des subventions pour aider pour la désinfection;
- Offrir des ressources pour préserver la santé mentale des éducatrices;
- Soutenir les familles plus vulnérables en s’assurant qu’il n’y ait pas de ruptures de services;
- Respecter collectivement les mesures sanitaires afin de revenir le plus rapidement possible à une situation normale pour les tout-petits.
* Cette mesure pourrait avoir un effet sur le niveau de stress au sein des familles. Il est possible d’agir pour diminuer le stress des parents, notamment en mettant en place des mesures de conciliation famille-travail et du soutien financier.
NDLR:
Selon un document cosigné par trois pédiatres et envoyé au directeur national de santé publique en juin dernier, le port du masque en milieu de garde pourrait être un frein au développement des enfants. Selon les signataires, il est difficile de différencier et de percevoir certains sons à travers le masque, et les tout-petits ne peuvent se fier au mouvement des lèvres et ainsi imiter les mouvements de la bouche. Certaines expressions faciales peuvent également être confondues, amenant une «insécurité» chez les enfants. Pour ces raisons, les cosignataires s’opposent au port du masque dans les garderies.
En attendant, le gouvernement Legault a accepté de donner accès aux masques avec fenêtre au personnel des services de garde et des écoles qui travaille auprès des poupons et des enfants à besoins particuliers. Le gouvernement aura donc la responsabilité de les fournir gratuitement à ceux et celles qui travaillent auprès d'élèves à besoins particuliers. Le ministère de la Famille octroiera également une aide financière de 50M$ aux prestataires de services de garde éducatifs à l’enfance subventionnés, qui permettra de couvrir certaines dépenses additionnelles (dont l’achat de masques à fenêtre).