Pour remettre la maltraitance au cœur de la santé publique : entretien avec trois expertes
Longtemps reléguées au second plan politique, la violence et la maltraitance vécues par les tout-petits du Québec se retrouvent à l’avant-scène depuis quelques mois, alors que la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse poursuit ses travaux.
En 2017, l’Observatoire des tout-petits publiait un rapport faisant état de la situation des tout-petits du Québec en matière de violence et de maltraitance. Réunies à des fins d’analyse à l’époque, trois chercheuses ont accepté de se repencher sur la situation, à la lumière des événements des derniers mois. Il s’agit de Sonia Hélie, du CIUSSS-Centre sud de l'Île-de-Montréal; de Marie-Ève Clément, de la Chaire de recherche du Canada sur la violence faite aux enfants de l’Université du Québec en Outaouais; et de Marie-Hélène Gagné, de la Chaire de partenariat en prévention de la maltraitance de l’Université Laval. Nous leur avons parlé dans le cadre de trois entretiens téléphoniques distincts.
Sonia Hélie : Le travail qu’effectue présentement la Commission est fondamental. À cet égard, il est d’ailleurs bon de souligner les efforts des commissaires pour diversifier les canaux de communication et, ainsi, donner non seulement une voix aux analystes et aux chercheurs, mais aussi aux intervenants qui agissent directement auprès des familles en difficulté. On sent qu’il y a un réel souci de faire une place à tous les types de témoignages. Après, il est clair que cette large collecte risque de poser un réel défi pour la production du rapport final. J’espère quand même que les recommandations finales s’intéresseront à la fois à ce qui se passe en amont – et donc en prévention – et en aval du système de protection de la jeunesse, mais aussi à tout ce qui touche le système lui-même. Parce que même avec une prévention exemplaire, il y aura toujours des enfants dans le système. Il faut donc aussi se pencher sur la qualité des services qui leur sont offerts.
Avec la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, on constate enfin que cette problématique de santé publique reprend la place qui lui revient dans l’ordre du jour politique.
— Sonia Hélie
Marie-Ève Clément : Effectivement, la commission Laurent, avec ses travaux et ses premières recommandations, permet de ramener enfin le dossier de la maltraitance au cœur du débat politique! Parce que ça fait 10 ans que cet enjeu ne fait plus partie prenante du Plan national de santé publique; 10 ans qu’il ne s’agit plus d’une réelle priorité. J’ose espérer que la Commission permettra de changer cela.
SH : Il est très intéressant que la Commission ait jugé bon de produire des recommandations à mi-parcours; ça dénote toute l’urgence de la situation. Par ailleurs, ces dernières, bien que préliminaires, sont un premier pas logique qui fait écho au consensus entendu dans le cadre des audiences jusqu’à présent. Il ne faudra toutefois pas avoir peur d’aller plus loin et de parler non seulement de prévention et d’intervention en première ligne, mais aussi de la façon de soulager tout le système. Ce serait aussi l’occasion de parler de l’importance de la recherche et de la collecte de données, parce que les besoins sont criants.
MEC : La plus récente enquête menée auprès des familles par l’Institut de la statistique du Québec (2018) sur le sujet a permis de mettre à jour une partie des données disponibles; la dernière collecte datant de 2012. À la lumière de ces nouvelles données, on constate toutefois que peu de changements se sont produits au cours des dernières années en ce qui a trait à la violence et à la maltraitance vécues par les tout-petits au Québec. En effet, la proportion d’enfants âgés de 0 à 5 ans victimes de comportements violents au sens large est malheureusement demeurée assez stable.
De manière plus explicite, l’enquête nous permet de constater pour la première fois depuis près de 20 ans une baisse de la proportion de tout-petits victimes de violence sévère. Les données révèlent également que la proportion d’enfants âgés de 0 à 5 ans ayant subi de la violence mineure, qui englobe les punitions corporelles, a, elle aussi, diminué de manière significative, ce qui est encourageant. À l’inverse, les données sur la violence psychologique n’ont pratiquement pas bougé. Même chose – et c’est là que c’est particulièrement préoccupant – pour celles sur l’exposition à plusieurs formes de violence.
SH : Depuis la publication du dossier de l’Observatoire en 2017, les données provinciales dont on dispose quant à l’évolution de la maltraitance chez les tout-petits sont plutôt limitées. On sait toutefois, grâce au dernier bilan des DPJ, qu’en ce qui concerne l’ensemble des enfants de 0 à 17 ans, le nombre de signalements reçus par les DPJ a poursuivi sa progression au cours des dernières années. On manque cruellement de données fiables à l’échelle du Québec pour éclairer l’orientation des politiques et des services. Dans le contexte actuel où des décisions importantes vont possiblement être prises pour améliorer le système de services à l’enfance, je trouve cela particulièrement préoccupant.
SH : Je ne sais pas si on peut dire que les choses ont réellement évolué, mais il est clair – et c’est terrible ! – que, depuis le décès tragique de la fillette de Granby en avril 2019, on commence à sentir un changement de discours entourant la maltraitance des enfants au Québec; un peu comme si on assistait à un éveil collectif.
Marie-Hélène Gagné : Le dossier produit par l’Observatoire en 2017 en faisait déjà état, mais il est évident que les événements des derniers mois, combinés aux travaux de la commission Laurent, ont fait éclater au grand jour la situation critique des DPJ aux quatre coins du Québec. Le constat est clair et, qui plus est, consensuel : les intervenants sont à bout de souffle, les services sont en état de crise, la charge de travail est trop lourde…
Nous faisons face à un système en manque d’air qui a non seulement besoin de ressources pour fonctionner au quotidien, mais aussi en amont pour éviter que la situation se détériore encore plus!
— Marie-Hélène Gagné
MEC : Dans le cadre de sa dernière enquête, l’Institut de la statistique du Québec a décidé de tester une nouvelle méthodologie en ce qui a trait à l’exposition à la violence conjugale entre conjoints, faisant pour la première fois une distinction entre celle subie par la mère et celle subie par le père. Advenant la publication d’une mise à jour du dossier de l’Observatoire, il serait intéressant d’y retrouver cette analyse inédite, notamment parce qu’elle met en lumière un important facteur de risque.
De la même manière, les dernières années nous ont permis de relever de nouveaux facteurs de risque, tels que les troubles du sommeil, et surtout la relation qui existe entre ces facteurs. Dans une optique de prévention, ce cumul des risques gagnerait à être davantage documenté, parce que c’est ce qui explique, en fin de compte, qu’un parent bascule ou non.
— Marie-Ève Clément
MHG : Les travaux de la commission Laurent ont révélé de manière très évidente le manque de ressources de première ligne consacrées aux familles et aux enfants en difficulté. Qui plus est, c’est quelque chose qui a été dénoncé par plusieurs intervenants – moi y compris! En fait, on se rend compte qu’on en sait très peu sur ces services. Personnellement, je n’ai d’ailleurs jamais trouvé de données probantes qui documentaient la quantité de services disponibles ou le nombre de familles qui y ont accès. C’est assez incroyable qu’on n’ait pas une meilleure idée de ce qui se passe avec nos familles en amont, soit avant qu’elles arrivent à la DPJ. C’est un aspect sur lequel il serait intéressant de se pencher plus sérieusement.
MHG : Pour que les choses bougent vraiment, ça va prendre un leadership fort, aussi bien du côté politique que sur le terrain. Parce que c’est bien beau de vouloir qu’un changement survienne, mais si personne n’est imputable, il risque de ne pas se passer grand-chose. La Commission ne devrait donc pas avoir peur de cibler des porteurs de flambeau et de demander au gouvernement de leur fournir les ressources nécessaires – tant financières qu’humaines – pour mener à bien la réforme à venir.
Qui plus est, il ne faudra pas avoir peur de mettre en place des initiatives innovantes axées sur la prévention et la diminution des facteurs de risque. On peut penser ici aux programmes visant à réduire l’insécurité alimentaire, aux mesures de soutien économique pour les familles, à la mise sur pied de formations spécialisées pour les médecins de famille ou les éducateurs de services de garde, etc. Ces solutions sont connues; on n’a pas besoin de réinventer la roue!
À propos des chercheuses
Sonia Hélie (Ph.D.) est chercheure à l'Institut universitaire Jeunes en difficulté du CIUSSS-Centre sud de l'Ile-de-Montréal, professeure associée à l'École de travail social de l'Université de Montréal et à la Faculté d'éducation de l'Université de Sherbrooke.
Marie-Ève Clément est professeure au Département de psychoéducation et de psychologie à l'Université du Québec en Outaouais et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la violence faite aux enfants.
Marie-Hélène Gagné est professeure titulaire et vice-doyenne à la recherche à l’École de psychologie de l’Université Laval. Elle fait aussi partie de la chaire de partenariat en prévention de la maltraitance de l’Université Laval
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